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“DENSHÔ” : Transmission

Jusqu’à ce qu’ils soient amenés à livrer un combat inégal contre un Japon colonisateur et assimilateur, les Aïnous ont vécu de la chasse et de la pêche. Leur territoire, ou mieux, leur monde – puisque rien ne leur était plus étranger que l’idée d’espaces bornés par des frontières – s’étendait de la moitié nord de l’île principale du Japon aux régions septentrionales, comprenant la vaste île de Hokkaido, Sakhaline, les îles Kouriles et les Aléoutiennes. Avec d’autres peuples, les Nivkhs par exemple, installés le long du fleuve Amour, ou les Indiens de la région subarctique du Canada, de l’autre côté du détroit de Béring, les Aïnous partagent une même cosmogonie animiste au sein de laquelle l’ours et le saumon occupent une place de choix. En l’absence d’une culture de l’écrit, leur conception du monde a été transmise oralement jusqu’à nos jours ; elle se donnait à lire dans les mythes et les rituels dont le plus célèbre est la cérémonie de l’iyomante. Durant cette fête, les hommes, avec un respect infini, sacrifient un ourson et renvoient son âme auprès des siens après l’avoir élevé plusieurs années comme un enfant aïnou – de sorte qu’une fois de retour chez lui, l’ourson va pouvoir témoigner de la façon dont il a été reçu et faire accepter que ses proches fassent don de leur corps aux humains. Loin d’être prisonniers de l’opposition nature/culture, humains et non-humains embrassent ainsi le même horizon spirituel et passent, lors d’occasions exceptionnelles – la chasse, la fête –, d’un monde à l’autre, dans une relation de quasi-réciprocité. Ontologie d’autant plus précieuse que, dans la modernité qui est la nôtre, nous sommes incapables d’émotion devant un steak-frites – ni pour la vache, ni pour la pomme de terre : elle vient rappeler où se situe la barbarie.

Kazuhiko Yatabe

Paru dans Courrier International n° 808